Héros malgré lui
Le Japon a incroyablement sous-estimé son potentiel touristique
Le gouvernement du Japon est-il bien conscient de l’attractivité du pays ? En 2012, il annonçait un objectif de 25 millions de touristes étrangers d’ici 2020, et de 18 millions d’ici 2016. Deux ans plus tard, et alors que les Jeux Olympiques avaient été décernés à Tokyo, il revoyait ses ambitions de 5 millions de touristes à la baisse, ne visant plus que 20 millions d’arrivées dans cinq ans. Or, les derniers chiffres montrent qu’il a totalement sous-estimé la demande. Au rythme observé sur la période janvier-mai, l’Archipel pourrait avoir franchi dès cette année le cap des 18 millions de touristes, selon l’Agence japonaise du Tourisme (JTA).
C’est un décollage vertical. Entre 2007 et 2012, la courbe des touristes était désespérément plate. Le pays a dépassé la barre des 10 millions d’arrivées pour la première fois en 2013. Avec une progression stupéfiante en 2014 (+29%), qui ne faiblit pas en 2015 (+50% en mai), le Japon grimpe rapidement dans le classement des nations les plus attractives du monde.
Il n’est plus permis d’en douter : le pays vit une révolution qui le dépasse. Selon le ministère des Finances, pour la première fois en 55 ans, la « balance touristique » japonaise (différence entre les dépenses à l’étranger des touristes japonais et les dépenses au Japon de touristes étrangers) est devenue négative en 2014.
Des effets partout
Les effets du tourisme se font déjà sentir dans toute l’économie. Le Japon part de loin : en 2012, selon les calculs de CLSA, cette industrie ne représentait que 0,24% du PIB nippon. Le bouche-à-oreille entre commerçants exposés aux touristes cette année laisse penser que ce chiffre est en train d’exploser. « L’impact des touristes étrangers commence à apparaître dans les chiffres des ventes au détail », commente Yuichiro Nagai, économiste chez Barclays. Leur présence se fait sentir jusque dans les commerces les plus inattendus. La clientèle asiatique est, bien sûr, une manne pour la distribution haut de gamme. Elle se manifeste bruyamment dans les allées du quartier chic de Ginza. La presse a même forgé un nouveau mot pour décrire leurs razzias ultra-rapides : Bakukai ! Mais cette horde bariolée envahit aussi les magasins plus modestes. Les 100 yen shops sont pris d’assaut. Les magasins Don Quijote, le Tati du Japon, sont devenus, grâce à une politique commerciale très agressive, des attractions touristiques que l’on va visiter comme la Tokyo Tower. Pour la première fois en 2014, les ventes aux visiteurs étrangers de cette chaîne ont dépassé 40 milliards de yens. Un touriste étranger dépense 20 fois plus qu’un Japonais dans ses magasins, selon Donki (le surnom de Don Quijote). La moitié des touristes étrangers franchit au moins une fois ses portes, estime l’enseigne. Shampoing, couches-culottes... Beaucoup de produits de consommation courante sont des souvenirs pour les touristes asiatiques.
« Cette nouvelle clientèle a un effet sur les secteurs les plus divers, de l’agriculture à la construction en passant par les nouvelles technologies » confirme Masato Takamatsu, consultant pour Japan Tourism Marketing. Elle oblige à améliorer l'infrastructure des transports, l’accès public à internet, donc les services disponibles pour les Japonais.
Le rôle de l’État
Le Japon a pourtant encore du chemin avant de devenir une « puissance touristique ». Dans le classement de l’Organisation Mondiale du Tourisme, l’Archipel n’était que 27eme en 2013 globalement, et 8eme en Asie, derrière des micro-territoires comme Hong Kong, Macao ou Singapour.
Le Japon comme destination touristique internationale demeure victime du succès de son tourisme intérieur. Le tourisme intra-Japon a été développé pendant tout le vingtième siècle par les acteurs locaux avec une indifférence superbe pour le reste de l’humanité. Aujourd’hui encore, les dépenses de voyage des Japonais chez eux représentent quinze fois les dépenses des étrangers au Japon. « Aucun autre pays ne présente un tel déséquilibre » estime le directeur général d’un grand hôtel occidental à Tokyo. Depuis quelques années, la chute démographique et le vieillissement tarissent peu à peu, lentement mais sûrement, la clientèle japonaise.
Le gouvernement a bien compris que le tourisme était une des industries d’avenir pour le pays. Le Premier ministre Shinzo Abe en a fait un des piliers de sa stratégie de croissance. C’est un sujet sur lequel tous les ministères collaborent de manière transversale, ce qui est assez rare au Japon. Mais il est difficile de démêler ce qui tient, dans cet engouement, de la politique d’attractivité du gouvernement et d’autres facteurs exogènes.
Pour ses visiteurs étrangers, l’Agence Japonaise du Tourisme n’en est qu’aux balbutiements d’une authentique politique de tourisme nationale. Les fonctionnaires de la JTA demeurent sous la coupe des régions, qui développent chacune leur propre programme d’attractivité. La JTA claironne en permanence l’objectif de 20 millions d’arrivées en 2020, mais elle semble dépourvue d’outils d’analyse sophistiqués pour évaluer l’impact économique réel de cette manne. Le pays ne pense pas encore en termes de circuits touristiques ou de destinations : hormis la golden route Tokyo-Kyoto-Hakone, les visiteurs étrangers n’ont qu’une très faible visibilité sur le reste du pays. Pourquoi ? La JTA rechigne à mettre en lumière une région plutôt qu’une autre. Elle semble terrorisée à l’idée de faire du favoritisme. « En 2012, la JTA essayait de promouvoir le tourisme dans le Tohoku, pour aider à panser les plaies de Fukushima. Mais ça ne sert à rien. Personne ne va aller faire du tourisme à Fukushima avant longtemps », observe un professionnel étranger du tourisme.
La fin d’une frustration
En réalité cette ruée est d’abord l’expression d’une frustration enfin évacuée. L’émergence rapide d’une authentique classe moyenne dans tout le continent asiatique crée une nouvelle masse de touristes avides de découvrir ses voisins, dont le Japon. Elle ne pouvait jusqu’à maintenant pas venir facilement pour plusieurs raisons. Ces obstacles sont en train de disparaître. La sévérité excessive dans l’octroi de visas (en particulier envers la Chine) ? Depuis juillet 2013, le ministère de la Justice a considérablement assoupli les conditions d'entrée au Japon pour la plupart des pays d'Asie. La faiblesse de l'offre de transport aérien ? La déréglementation du transport low cost, la privatisation des aéroports et la mise en service de nouveaux slots aux aéroports d’Haneda et de Narita ont rendu l’Archipel beaucoup plus accessible. Le coût de la vie ? Depuis juillet 2012, le yen a perdu un tiers de sa valeur. « Le yen a chuté face au dollar mais aussi face aux monnaies des pays qui fournissent au Japon 58% de leurs touristes, soit la Chine, la Corée du Sud et Taiwan », observe Jay Defibaugh, qui analyse le secteur pour CLSA. Le gouvernement japonais a aussi eu l’intelligence d’adopter la même politique de duty free qui a fait toute l’attractivité de son voisin sud-coréen en matière de shopping : après l’électronique et les vêtements, les cosmétiques, les produits alimentaires et les produits pharmaceutiques sont achetés hors taxe par les touristes au Japon. Ces derniers paient leurs achats moins cher sur présentation du passeport et non, comme en France, a posteriori, au terme de lourdes procédures administratives.
Je t’aime, moi non plus
Mais les Japonais veulent-ils vraiment accueillir les touristes du monde entier chez eux ? Sont-ils heureux de cette nouvelle clientèle qui les oblige à changer leurs habitudes ? Ça n'est pas encore sûr. « Une politique du tourisme, c'est un compromis entre accueillir les autres et rester soi. C'est difficile » explique Frédéric Meyer, qui dirige l'antenne japonaise d'Atout France, l'organisme public de promotion du tourisme en France. « Il faut commencer par changer les mentalités. Pour l'instant, les hôteliers voient encore d'un mauvais œil débarquer cette clientèle étrangère », reconnaît Toshiyasu Noda, professeur à l'université Seinan Gakuin (Fukuoka). « Mais ils font des efforts. Je vois beaucoup de gérants d'hôtels qui font des voyages d'études dans les grandes destinations touristiques pour se mettre au niveau de la concurrence internationale », poursuit-il. Le Japon est aussi très en retard dans l'organisation d'événements internationaux, ces rendez-vous qui font partie de la politique d'attractivité des grandes nations touristiques. Hormis les Jeux Olympiques de 2020 et la Coupe du Monde de Rugby de 2019, l’Archipel n’accueille aucun grand rendez-vous sportif ou culturel mondial : pas de Festival de Cannes, ni de tournoi de Roland Garros, ni de Festival d’Avignon nippon... « Les Japonais sont des golfeurs ; pourtant il n’y a pas un seul tournoi de golf international au Japon ! » observe un professionnel étranger du tourisme qui travaille au Japon.
L’un des atouts touristiques du Japon est précisément de ne pas avoir de touristes. « Pays dépaysant », où le regard de l'étranger ne peut se raccrocher à rien ni personne de familier, il perdra forcément de sa spécificité en accueillant des millions de visiteurs supplémentaires. « C'est le pays qui présente le plus grand effet de surprise positive au monde, à mon avis. On quitte en général le Japon en ayant totalement révisé en bien son jugement » commente Thierry Maincent, de l'agence de voyages Japan Experience. « Beaucoup de touristes français viennent au Japon en pensant que ça sera leur unique voyage ici. Au bout d'une semaine, ils s'aperçoivent qu'il y a énormément de choses à découvrir, et décident de revenir » explique Michel Haour, qui dirige l'agence France Travel Center.
Le Japon fut longtemps « le secret le mieux gardé » de l'industrie touristique. Ceux qui étaient dans la confidence, comme les résidents étrangers de longue date au Japon, vont devoir s'habituer à partager leurs bonnes adresses.
Le Japon selon Trip Advisor
Le fameux site de référencement touristique compte désormais le Japon comme une des nations émergentes de son industrie. « Entre février 2014 et février 2015, le nombre d’hôtels référencés a grimpé de 30%, le nombre d’attractions de 25%, et le nombre de restaurants a doublé », commente Michael Stobo, directeur général de Trip Advisor pour la région Asie-Pacifique. Ses recommandations pour améliorer l’accueil des étrangers : « Il n’y a pas assez de signalétique pour indiquer les lieux touristiques. Aussi, il faut davantage de points de connexion Wi-Fi au Japon. Vous ne pouvez pas immédiatement partager avec vos contacts Facebook la photographie du lieu où vous vous trouvez, par exemple ».
Frédéric Meyer, (Atout France)
« Le Japon est d'une richesse inouïe. Il dispose d'un patrimoine historique, architectural, culinaire hors du commun. Un de ses grands atouts touristiques à mon avis est qu'on peut y voyager seul ou en groupe, comme en France. Les autorités locales ont bien compris l'enjeu et sont en train de se préparer à accueillir les touristes. Cela veut surtout dire mettre mieux en valeur des sites qui existent déjà au Japon. Au bord du lac Chuzenji par exemple, que connaissent bien les Français, on pourrait imaginer l'aménagement du bord du lac, l'installation d'une piste cyclable, de chemins de randonnée, un programme de rénovation des hôtels... Il faut que les Japonais transforment les territoires en destinations.»
Les Anglais ont tiré les premiers
Les Français ont beau professer leur amour du Japon dès qu'ils en ont l'occasion, ils ne sont pas les premiers Européens à se précipiter dans l'Archipel. Avec 180.000 visiteurs en 2014, ils sont devant les Allemands (140.000) mais loin derrière les Anglais (220.000). Quoi qu’il en soit, 2015 s’annonce comme un excellent cru : le JNTO a recensé 67.000 Français sur la période janvier-avril, soit une hausse de 20% par rapport à 2014.
Consolation : les Français sont les plus dépensiers des touristes européens (188.313 yens par tête, contre 172.727 yens pour les touristes anglais). Michel Haour, de l’agence France Travel Center, qui les accueille depuis des décennies, les connaît bien. « Ils ont un faible pour le Japon. Ils veulent voir la tradition et la modernité : à Tokyo, le palais Impérial et le Tokyo International Forum ; à Kanazawa, le jardin Kenroku-en et le musée du 21ème siècle. Je pense que Kyushu est très intéressant pour eux. C’est le vrai Japon, avec un artisanat de très haute qualité, un patrimoine architectural riche... Certes, les Japonais ne parlent pas bien anglais : mais s’ils parlaient anglais je ne suis pas sûr que les Français les comprendraient toujours ! »