Le Mondial de l'auto
Les équipementiers japonais
vendent désormais aux concurrents
des constructeurs japonais
La fête est gâchée. Début mai, malgré un cru 2013 spectaculaire, équipementiers et constructeurs japonais ont dans un même trémolo prédit une mauvaise année 2014. Toyota a ainsi anticipé un recul de 2,4% de son bénéfice net, à 1800 milliards de yens, pour l’exercice qui s’achèvera en mars. Derrière le premier constructeur mondial suivent, en rang, ses équipementiers : cinq des sept principaux fournisseurs de Toyota prédisent également une baisse de leur bénéfice. Renchérissement du yen, impact de la hausse de la taxe à la consommation, ralentissement des pays émergents... Toutes les raisons ont été avancées.
Ces plaintes n’ont pas convaincu les analystes du secteur, qui estiment tous que l’automobile nippone fera une très belle année 2014. « Les prévisions de résultats sont grotesques. Denso prévoit une hausse de ses ventes et une baisse de son bénéfice. Ça n’a pas de sens. On dirait que les équipementiers veulent passer un concours de laideur ! », fulmine un analyste boursier qui espérait bien vendre des actions Denso à ses investisseurs. La raison d’un tel hiatus ? La politique interne des dirigeants de l’industrie automobile nippone : « Les syndicats réclament des hausses de salaire, et le gouvernement réduit ses aides au secteur. Ce n’est pas le moment d’avoir l’air en forme ! », décrypte notre analyste.
La grande sortie
Les équipementiers japonais sont de vilains cachottiers. Ils ne se sont jamais aussi bien portés. Ils reviennent de très loin : catastrophes naturelles au Japon (la tragédie du 11 mars 2011), à l’étranger (inondations en Thaïlande), violentes manifestations anti-japonaises en Chine, rappels en masse et terribles poursuites judiciaires anti-cartels aux États-Unis... Le pire est derrière eux. Non seulement les constructeurs japonais maintiennent leurs volumes de commandes, mais en plus les équipementiers peuvent maintenant vendre leur production aux concurrents de leurs clients historiques. Exemple : Hyundai. Le constructeur sud-coréen, qui ne cesse de gagner des parts de marché sur ses concurrents japonais, a longtemps été privé des pièces des équipementiers japonais, tenus à un devoir de solidarité envers ses principaux clients, tous japonais. Aujourd’hui, Hyundai fait les choux gras des équipementiers nippons, car il compte sur eux pour produire des véhicules consommant le moins possible de carburant. En 2011, il a été pris en flagrant délit de mensonge par les autorités américaines à propos de ses émissions de CO2, et est allé frapper à la porte des fournisseurs nippons pour faire amende honorable et se mettre rapidement au plus haut niveau technologique. La prochaine Sonata, le modèle-phare de Hyundai, doit ainsi beaucoup à Denso. Nobuaki Katoh, directeur général de Denso, a même été fait citoyen honoraire de Corée du Sud le 1er juillet 2013, en pleine crise diplomatique entre les deux pays !
L’inconnue keiretsu
Cette expansion à l’étranger se fait au détriment de la structure en keiretsu, ou conglomérat, de l’automobile nippone. Un keiretsu est, historiquement, une hiérarchie de sous-traitants qui dépendent pour l’essentiel de leurs commandes d’un unique constructeur japonais. Ce modèle low risk, low return leur permet de maintenir leur activité sans être trop affecté par les variations de conjoncture. Dans un keiretsu, le constructeur est le « protecteur » de ses équipementiers : il les paie, parfois les finance (en s’invitant dans son capital par exemple), parfois les sauve. Toyota est, de tous les constructeurs, celui qui est resté le plus fidèle à l’architecture en keiretsu : la moitié de sa production est encore au Japon. Les fournisseurs de Toyota sont d’une taille parfois aussi importante que celle d’autres constructeurs (Denso, le premier d’entre eux, a la même capitalisation boursière que General Motors, et est deux fois plus gros que Mitsubishi Motors ou Suzuki). À l’autre bout du spectre : Nissan, sous la férule de Carlos Ghosn, qui a mis officiellement fin à son keiretsu.
Il y a quelques années, Nissan était pressenti comme le précurseur de la tendance que les Japonais ont appelé datsu keiretsu, ou « sortie du conglomérat ». Le vieux modèle d’entente entre fournisseurs et constructeurs japonais apparaissait comme une relique du passé. Mais a-t-il vraiment disparu ? « Le modèle keiretsu est bien vivant. Même chez Nissan ! Il s’est reformé discrètement une fois que le groupe a été tiré d’affaires », se lamente le représentant d’un équipementier français, qui voit dans ces vieilles solidarités la raison de sa faible activité au Japon.
Une chose cependant a changé à l’évidence : les équipementiers sont désormais libres de vendre leur production aux concurrents de leur keiretsu, en particulier sud-coréens ou américains. Plusieurs raisons à cela : la première, c’est qu’ils n’ont pas le choix. Si les fournisseurs japonais demeurent trop près de leurs clients japonais, ils seront dépassés par leurs concurrents européens, américains mais aussi issus des pays émergents. La seconde raison vient des constructeurs japonais eux-mêmes, qui, désormais tirés d’affaires, poussent leurs équipementiers à s’aventurer hors du keiretsu. La hausse des volumes de vente de leurs fournisseurs entraînera des économies d’échelle dont ils bénéficieront eux-mêmes. Les ventes à l’international, facilitées par la chute du yen, sont bienvenues, car les marges réalisées hors keiretsu sont plus élevées que celles réalisées avec le client historique nippon. « D’autant que les Japonais s’arrangent toujours pour avoir les meilleures pièces. La prochaine Prius de Toyota, dont la sortie est prévue en 2015, contiendra la pointe de la technologie automobile », explique un analyste. Noblesse oblige.
Problème d’emploi
Dans leur effort pour s’internationaliser, les équipementiers japonais doivent franchir un obstacle de taille : l’absence criante de cadres capables d’évoluer à l’étranger. « Personne ne parle anglais à Nagoya ! », résume Dean Enjo, qui suit le secteur pour CLSA. Le Disco Career Forum, une convention spécialisée dans l’emploi des jeunes diplômés japonais parlant anglais, est très populaire parmi les équipementiers pour leur recrutement. « Le secteur automobile est une des industries les plus importantes pour notre forum », confirme Marie Kondo, porte-parole de Disco.
« J’ai du mal à trouver des Japonais qui ont une authentique culture mondiale. Les Japonais commencent souvent par dire « oui », les Français par dire « non » ! L’employé idéal est celui qui sait quand dire oui... ou non... », s’amuse, dans un anglais parfait, Rick Saito, qui représente Valeo au Japon. Même son de cloche chez Saint-Gobain Sekurit Japan :
« J’ai essayé de trouver des gens pour partir travailler à l’étranger. C’est difficile », explique son directeur général Ronald Chalons. Pour les équipementiers, internationaliser ses cadres revient à effectuer une révolution culturelle. Ils investissent dans le recrutement d’employés étrangers qui n’auront probablement pas la même loyauté que les employés japonais. « Nous recrutons parfois des étudiants asiatiques venus étudier au Japon. Ils ont beaucoup de talent. Le problème est qu’ils sont plus enclins que les Japonais à nous quitter au bout de quelques années », constate ainsi Yoshinori Terasaka, de NTN.
Mini-lexique
du keiretsu
Nebiki ou « baisse des prix » : C’est le terme qui définit les négociations commerciales sur les prix des pièces entre constructeur et fournisseur. Elles ont lieu généralement deux fois par an, durant la durée de vie d’un modèle (environ cinq ans). Elles tournent autour d’une expression : « chaque année, -2% ». Une demande de baisse supérieure à 3% est considérée comme exigeante.
Gourika ou « baisse des coûts » : chaque année, constructeurs et équipementiers réfléchissent ensemble à réduire les coûts. Cette pratique permet aux constructeurs de connaître les marges de leurs fournisseurs, et leur assure donc un pouvoir de pression sur eux.
Kaizen ou « amélioration permanente » : C’est la recherche de l’optimisation de la production à tous les étages, du balayeur au patron, avant que les problèmes n’arrivent. Si le patron d’une usine automobile au Japon vous dit qu’il n’a aucun problème, alors il a un problème !