Le riz prend un pain
Depuis 2011, les foyers japonais dépensent davantage d’argent en pain qu’en riz. Une évolution, pas une révolution
« Et si on parlait sandwich ? » C’est la couverture du numéro de septembre de Popeye. Le mensuel, très branché, fait la liste de tous les types de sandwiches qu’il est possible de consommer au Japon. Un signe de plus de la popularité du pain dans l’Archipel. En 2011, le budget d’un foyer moyen japonais alloué au pain (28.318 yens) a dépassé celui consacré au riz (27.428 yens) pour la première fois depuis 1946. Une révolution ? « Plutôt une évolution, qui a commencé dans les années 70 et s’est achevée. Aujourd’hui, la consommation est stable » tempère un industriel du secteur. Et de poursuivre : « Il faut relativiser ce chiffre, car il ne prend pas en compte les dépenses des Japonais au restaurant, où le riz occupe une place écrasante. D’autre part, si on regarde le chiffre des ventes de farine, on constate que la consommation de pain baisse depuis quelques années, victime, comme l’ensemble du secteur agroalimentaire, du vieillissement et de la baisse de la population ». En volume, les foyers japonais consomment toujours beaucoup plus de riz (85 kilos environ) que de pain (54 kilos).
Le pain est néanmoins devenu un élément clé de l’alimentation des Japonais. Il fût longtemps un produit exotique, importé et consommé par les Chrétiens au 16e siècle, jusqu’à la fermeture du pays. Après-guerre, les États-Unis fournirent du blé et de la poudre de lait au Japon au titre de l’aide alimentaire qui servait à préparer les déjeuners des cantines scolaires. Les écoliers ont ainsi été très tôt habitués au pain, et non plus au riz. Le gouvernement voyait ce changement d’un bon œil, estimant que l’alimentation traditionnelle des Japonais n’était pas assez riche par rapport à celle des Américains. Le pain s’est aussi révélé plus conforme à la vie moderne, trépidante, où les repas ne se prennent plus à heure fixe, où chaque membre de la famille ne mange pas toujours au même moment. Dans un tel contexte, le riz, qui ne peut pas être servi sans accompagnement et nécessite un effort de préparation, est moins « pratique » que le pain.
La véritable nouveauté du marché japonais est son extraordinaire diversification. Il y a aujourd’hui 11.334 boulangeries au Japon selon le ministère de l’Économie (il y en a 32.000 en France). On trouve désormais toutes les gammes de pain, et tous les pains possibles dans l’Archipel, à un niveau de qualité inégalé en Asie. Du shokupan, pain de mie de base, vendu à prix coûtant par les supermarchés qui s’en servent comme produit d’appel, à la baguette tradition vendue 300 yens chez Gontran Cherrier, en passant par la ciabatta ou le bagel. « Nos ventes augmentent surtout dans nos boulangeries. C’est une clientèle stable, composée en partie de personnes âgées, qui recherchent du pain de bonne qualité » explique M. Kimura, de la maison Eric Kayser Japan, qui vend un des meilleurs pains du pays. Kayser n’a pas augmenté le nombre de ses produits depuis son ouverture au Japon en 2000, mais M. Kimura constate que la clientèle augmente pour le pain de mie, qui devient un produit de consommation courante. Le Japon commence même à avoir ses propres pains : le pain à la patate douce et au sésame noir, par exemple, vendu par Maison Kayser au Japon, mais pas en France. Les Japonais s’improvisent boulangers. Les grands magasins d’électronique japonais type Yamada Denki ont même rajouté sur leurs linéaires des petits fours à pains pour la maison. « Il y a dix ans, on n’aurait jamais vu ça », s’enthousiasme le patron d’un groupe de boulangeries au Japon. Consécration suprême : en 2012, une équipe japonaise a remporté à Paris la Coupe du Monde de la Boulangerie.
C’est à ce moment historique que la chaîne Brioche Dorée du groupe Le Duff a choisi de s’implanter au Japon. La première boutique, ouverte à Yokohama au printemps dernier, est un succès bien au-delà des espérances de François-Xavier Colas, qui représente le groupe à Tokyo. « On est extrêmement content. Nos chiffres de vente sont bien au-delà de nos objectifs, qui étaient eux-mêmes ambitieux », s’enthousiasme-t-il. Malgré ce départ en boulet de canon, il sait qu’il n’a pas le droit de se reposer sur ses lauriers. En effet, les Japonais ont vite appris, et seront intraitables sur la qualité des produits. « Nous devons être très vigilants sur la qualité et sur les prix. La concurrence est féroce, avec des boulangeries de quartier de très haut niveau », avertit-il.