Des sans-papiers dans l'administration
Une poignée de fonctionnaires tente de réformer le mode de travail centenaire de l’administration japonaise. Pas facile.
Un siècle d’habitudes
On pourrait les appeler « les seuls sans-papiers du Japon ». Une petite équipe de hauts fonctionnaires tente de briser un siècle d’habitudes en bouleversant l’organisation de l’espace de travail, en supprimant le papier et encourageant le télétravail au sein de l’administration japonaise. « Nos tâches sont de plus en plus diverses, notre labeur est toujours aussi lourd, mais nos effectifs doivent diminuer en raison de la panne démographique du Japon et de nos faibles ressources financières. Nous devons trouver de nouvelles solutions », explique Satoshi Hashimoto, en charge de ce chantier au ministère de l’Intérieur. Les conditions de travail des fonctionnaires n’ont pas vraiment changé depuis l’ère Meiji, à la fin du 19e siècle. « Les outils de base du fonctionnaire sont encore une table et du papier. C’est cet état d’esprit que nous souhaitons changer », indique Satoshi Hashimoto. Comme le docteur Pasteur, il s’inocule sa propre découverte : sa petite équipe lui sert de cobayes. Contrairement aux règles extrêmement strictes d’organisation de l’espace dans l’administration japonaise, fondées sur la hiérarchie des fonctionnaires, le chaos règne dans son bureau. Des tables sont mises à disposition des agents, sur lesquelles ils peuvent librement travailler avec leur ordinateur portable.
Travailler chez soi
Les réunions se font sur une table au milieu de l’espace collectif, et non plus dans une salle fermée prévue à cet effet. « Dans l'ancien système, l’information avait du mal à circuler entre les rangs les plus élevés et ceux les plus bas de la hiérarchie », explique un des fonctionnaires qui pilotent le projet. Hormis le strict nécessaire, les papiers sont proscrits. « Nous avons jeté 80% du papier qui était dans nos bureaux et réduit de moitié l’impression mensuelle de papier », se félicite Satoshi Hashimoto.
Le télétravail est un autre axe d’avenir pour l’administration japonaise. Il libère de l’espace mais aussi et surtout, il permet à des fonctionnaires de gagner un temps quotidien considérable qu’ils passent d’ordinaire dans de pénibles trajets en transport en commun. Comme Hana Matsuda, une jeune fonctionnaire qui passait jusqu’à présent trois heures par jour en train pour aller et revenir de son domicile de Chiba au bureau. « J’ai accès à tous les documents nécessaires pour mon travail à partir de la maison » se félicite-t-elle de sa cuisine, en liaison directe par réseau privé jusqu’à son bureau. Le télétravail est particulièrement adapté aux femmes, qui souhaitent enfin concilier vie professionnelle et vie de mère.
La touche Midas
« Changer l’espace prend du temps, surtout au Japon » avertit Jean-Charles Touquet, directeur de projet de la société d’aménagement de bureaux Midas. Les locaux dans lesquels il travaille avec ses collègues sont eux-mêmes en état d’expérimentation permanente : chaises différentes, nouveaux espaces communs, nouveaux matériaux... « Nous partons des employés eux-mêmes. Par exemple, nous pouvons disposer des capteurs dans les bureaux pour retracer les mouvements de leurs employés et adapter l’espace à leurs habitudes », explique Jean-Charles Touquet. L’environnement de travail est devenu une considération clé pour les entreprises japonaises, désireuses de recruter les meilleurs diplômés dans un contexte général de pénurie de main-d’œuvre. Des bureaux où on se sent bien peuvent emporter l’adhésion du candidat lors d’un entretien d’embauche. Tout est affaire de détail : « avec les problèmes de mal de dos et d’obésité de notre époque, le choix d’une chaise aujourd’hui est une décision vraiment lourde de sens », explique Jean-Charles Touquet.
La révolution engagée par Satoshi Hashimoto prendra-t-elle dans toute l’administration ? Certains ministères, plus gourmands en papier que d’autres (le ministère des Finances, le ministère de la Justice) seront particulièrement difficiles à convertir. « Pour l’instant nous sommes en phase d’expérimentation. Si nous réussissons ici, ça peut marcher partout », prédit Satoshi Hashimoto. « Nous sommes un laboratoire », résume Susumu Kamimura, directeur général du bureau de la gestion administrative du ministère.