La monnaie de leurs Bitcoins

La monnaie de leurs Bitcoins

Le Japon est devenu le havre du bitcoin. Retour sur un incroyable phénomène

DOUCHE FROIDE

En mars 2014, les aficionados de la bitcoin n’étaient plus nombreux à oser se retrouver à Tokyo dans un café de Shibuya pour leurs réunions hebdomadaires. La spectaculaire faillite, un mois plus tôt, de MtGox, la plus grande plateforme d’échange de crypto- monnaies de la planète, avait refroidi le premier mouvement d’engouement pour ces devises virtuelles. Les médias ne parlaient plus que de fortunes évaporées, des millions de « pièces » hackées et des futurs procès contre le patron français de la petite société. Les bitcoins, Ethereums, Ripple et autres Litecoin se vendraient ailleurs, en Chine, en Corée du Sud et en Occident, prédisaient les Cassandre.
Trois ans plus tard, Monsieur Watanabe, le proverbial investisseur japonais, a démenti ces prédictions. Depuis l’an dernier, le Japon est redevenu le plus grand marché de crypto-monnaies de la planète. À la mi-janvier 2018, 37% des volumes d’échanges quotidiens de bitcoins recensés sur la planète étaient libellés en yens, selon les statistiques de CryptoCompare. Fin 2017, ce ratio approchait, certains jours, les 50%, au point de voir les courbes mondiales suivre, à la minute, les mouvements enclenchés sur la place de Tokyo. Près de deux millions de Japonais seraient revenus sur ce marché et géreraient un portefeuille de devises. « Le principal événement déclencheur de cette explosion a été la mise en place en avril dernier d’une nouvelle régulation sur les cryptomonnaies », explique, dans une note, l’expert Koji Higashi. Si la Chine, débordée par l’envolée de la spéculation, a rapidement décidé de fermer les plateformes d’échange sur son territoire, le Japon a écarté la tentation de l’interdiction et opté pour la mise en place d’une réglementation stricte. Depuis le début de l’année fiscale et l’application d’une nouvelle loi, plusieurs de ces devises sont reconnues, dans le pays, comme des moyens légaux de paiement. Déployant ce nouveau cadre, l’agence japonaise des services financiers (FSA) a formellement approuvé, dès septembre, onze plateformes d’échange de crypto-monnaies, dont la plus importante d’entre elles, bit-Flyer, qui revendique près d’un million de clients. En obtenant ce sceau d’honorabilité, les opérateurs se sont engagés à renforcer leurs systèmes de contrôle, leur sécurité informatique et à vérifier l’identité de tous leurs utilisateurs.

POPULARISATION

Dans la foulée, des dizaines d’acteurs de la distribution ont suivi le mouvement. Le petit autocollant jaune barré d’un B majuscule blanc est maintenant un sigle familier des habitants du centre de Tokyo. Ils peuvent acheter leurs smartphones ou leurs jeux vidéo en bitcoins dans toutes les boutiques d’électronique de la chaîne Bic Camera. Des restaurants de sushis du quartier de Ginza proposent eux aussi de régler les additions en émettant un QR code sur le portefeuille Bitcoin.com. Dans les garages du concessionnaire automobile Idom, spécialisé dans les véhicules d’occasion, il est désormais possible d’acheter de luxueuses berlines étrangères en bitcoins jusqu’à un montant maximum de 100 millions de yens, soit 750.000 euros. « On voit maintenant ces stickers bitcoin un peu partout. Il y a eu une forme de légitimation pour la population », note Aurélien Menant, le PDG de Gatecoin, une plate-forme de négoce de cryptomonnaies basée à Hong Kong. « Avec ce tampon officiel d’approbation des autorités, une nouvelle vague d’investisseurs est arrivée », confirme sur son blog Koji Higashi.
Progressivement, ces monnaies sont devenues moins sulfureuses. Les volumes d’achats en crypto-monnaies sont restés anecdotiques dans le pays mais leurs cours se sont envolés. « Si une partie deces investisseurs s’intéresse et comprend l’impact révolutionnaire de la blockchain, la grande majorité ne retient que la dimension spéculative de ces monnaies », note Mai Fujimoto, la PDG de Grecone, souvent présentée comme "Miss Bitcoin" dans les médias nippons.Tentant de dresser un profil de ces nouveaux investisseurs, les équipes de Deutsche Securities à Tokyo pointent le poids des hommes âgés d’une trentaine ou d’une quarantaine d’années, qui plaçaient jusqu’ici leurs économies sur le marché des devises étrangères. Se méfiant de la Bourse depuis l’éclatement de la bulle des années 1990 et disposant de peu de produits financiers appétissants dans un contexte de taux zéro, les investisseurs de l’Archipel sont très présents sur le marché mondial des changes. Et ils voient désormais dans les cryptomonnaies un potentiel plus fort encore.

LA RÉACTION DES AUTORITÉS

L’engouement pour le bitcoin a été solide mais les particuliers japonais, comme sudcoréens, se sont aussi très vite intéressés à d’autres devises qui n’avaient, elles, pas encore connu d’envolée phénoménale de leurs valeurs. Ils ont alors surtout privilégié les monnaies portées par des leaders identifiables. Ne comprenant que rarement le fonctionnement décentralisé de la block-chain, les boursicoteurs ont, par exemple, été rassurés par les tournées à Séoul et à Tokyo de Vitalik Buterin, le créateur d’Ethereum et ils ont plébiscité sa devise. Sur l’ensemble de 2017, cette devise a gagné dans le monde… 10.000% quand le bitcoin ne progressait que de 1.500%. Depuis le début de l’année, ces cours ont toutefois été malmenés par des rumeurs de durcissement des réglementations en Corée du Sud, l’autre grand marché asiatique des crypto-monnaies. Moins réactives que le gouvernement nippon, les autorités sud-coréennes tentent maintenant de définir un cadre réglementaire complet pour ces devises mais peinent à mettre d’accord les différentes administrations concernées. Favorable à une interdiction (à la chinoise), le ministère de la Justice a multiplié les sorties contre le bitcoin. Il le compare à un dangereux casino où se ruineraient des familles, des lycéens et des grand-mères ne comprenant rien aux principes technologiques de ces produits. Autant de déclarations qui ont révolté les deux millions d’habitants misant dans le pays sur ces monnaies et poussé plus de 200.000 personnes à signer sur le site de la présidence sud-coréenne une pétition appelant le président Moon Jae-in à ne pas tuer ce marché avec des mesures antilibérales.
Redoutant d’être perçu comme un pays dépassé par les nouvelles technologies telles que la blockchain, l’exécutif a, pour l’instant, résisté à la pression du ministère de la Justice et plutôt suivi les consignes du ministère des Finances, favorable, lui, à un cadre similaire à celui déployé par Tokyo. « Ce n’est pas comme en Chine où le Parti agit comme il veut. En Corée et au Japon, les gouvernements doivent tenir compte des considérations de leurs populations et de l’impact potentiel d’une chute trop brutale des cours », résume Aurélien Menant. 

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